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El Cabril site, photo couleur, 70/100 cm, 1998.

El Cabril site, photo couleur, 70/100 cm, 1998.

Qu’est-ce que regarder un artiste en ses songes, et, quand l’artiste est une femme, qu’est-ce même que se poser la question? Elle est embarrassante, on se retrouve comme en contact avec une expérience qui s’apprête à tout coup à donner – plus que de coutume – de l’espoir à l’imagination, laquelle découvre qu’il lui reste à comprendre pourquoi tant de choses liées à la réalité perçue, qui peut être dite concrète, et à la sphère du moi intime subissent de tels dommages.

De l’espoir, et cela parce que, quand elle se commet dans un acte aussi complexe que l’est la création, une artiste (le cas se présente également lorsque c’est d’une musicienne dont il s’agit, ou d’une écrivaine désirant faire de sa recherche une expression de l’être secret du monde) s’entend tout d’abord à transformer les moments où elle travaille, si isolée qu’elle soit, si peu connue de l’entourage, en moments de retrouvailles. Avec la merveille ou avec le naufrage, avec l’eau des sources ou avec la coupe de vin âcre. Ces choses qu’on croyait définitivement abandonnées aux symboles, aux conjectures, à la triste litanie des dénominations abstraites, deviennent ici un apport pour non seulement le rêve, ou la réflexion, mais aussi, irait-on jusqu’à dire, pour leur relance réciproque, pour ce dont l’ esprit a besoin, dominé qu’il est par la langue du jugement, entravé par les fers qu’impose le filtre des mots. Le langage semble bien être la pierre de touche dans le domaine de l’inventivité, de la création au féminin. Il importe d’avoir en tête ce que Ernst Bloch évoquait par le « Noch-Nicht », ce territoire de l’espoir en tant qu’existant en puissance.

Pour Cécile Massart, remarquons que passer de l’établi, où elle accumule esquisses d’ouvrages et documentations les plus paradoxalement étrangères les unes aux autres, à l’espace d’une galerie, celle-ci se confondant parfois avec un simple hangar, ou bien sera- ce selon les circonstances avec un corps de logis sans vocation particulière, c’est avant tout parler de sa condition dans ce qu’elle a d’immédiat. Il n’est guère d’apparat aux expositions qu’elle monte et montre. Ce qui fait la différence entre ses installations, ses pho- tographies d’enquête, et les positionnements d’esthète auxquels se rangent maintes fois celles et ceux qui veulent témoigner ouverte-

ment de leur art, c’est le raccord entre le projet qu’elle nourrit de sa propre unicité et le déchiffrement de ce projet par les autres, dans une révélation qui à aucun moment ne se sépare du sentiment de l’être. Ce travail qui s’attache à explorer, après s’être porté à sa rencontre, la question de l’ambition nucléaire, née au siècle passé et poursuivie aujourd’hui, aurait pu donner au travail de Massart l’occasion d’une mise en scène de soi en vigie. Or, appuyée sur un suivi précis, attentive à trier le bon matériau, et parce que selon elle « le temps est compté », sa méthode a su justifier la mise en contexte d’une figurabilité inédite que le rôle de fact-checker, si telle eût été l’option, aurait amortie. Le choix d’itinéraires en pointillé, que confirment écrits et appels à la participation chez autant de dessinateurs que de personnalités scientifiques, laisse courir cette démarche, et de mieux en mieux au fil des ans, vers quelque chose comme un champ-contrechamp: un rapport entièrement vécu à l’une des problématiques les plus impressionnantes de ce temps – et une forme spéculative retenue ensuite pour sa capacité de digression et le fait que ses limites ne l’empêchent d’être « hospitalière ».

Ambigu aura paru à l’artiste, au début, le grand volume qui doit, très prochainement accueillir sa prestation : l’aile ferrée du Botanique de Bruxelles où, par périodes, viennent se frotter à l’attente de visiteurs de tous bords des œuvres contemporaines. Grand volume, oui bien entendu, mais aussi paré d’éléments architecturaux datés qui finissent par retenir un peu trop l’attention: toute l’ambiguïté réside au plan de l’affolement possible de ces derniers par l’introduction dans ce milieu de fragments usinés, plomb et acier, obtenus au terme d’échanges avec divers experts, tous en charge de l’enfouissement de déchets nucléaires en zone contrôlée.

Rokkasho site - Japon, photo, 100/130, N/B, 2001

Rokkasho site - Japon, photo, 100/130, N/B, 2001

Quelques vidéos grefferont à cet ensemble des vues sur la planète aptes à désancrer l’œil.

Le plus naturel de son geste a conduit Massart à se rappeler au souvenir de Cristine Debras et de Yves Bical, autrefois, sur fond de scepticisme ambiant envers son réel souci de tirer au jour le phénomène de culpabilité afférent à la censure qui encadre la question qui la passionne, ses complices éditoriaux. À degrés multiples, ils ont contribué à rendre, au sens premier, le projet lisible. Plusieurs décennies plus tard, voici qu’ils publient, en France, un livre, un de plus, sur l’interprétation par l’artiste belge du paysage à venir: au vrai, de ces paysages modifiés en raison du nucléaire ou qui demain seront inévitablement modifiés. – Enfin, il appartient à la maison La Lettre volée de publier également un livre en français, néerlandais et anglais, consacré à une trajectoire qui, sans délibéré, lui rend bien des points exceptionnels.


- Aldo Guillaume Turin

Texte paru en 2020 dans Flux News, n°83.

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SARCOPHAGI - RADIOACTIVE WASTE, Editions La Lettre volée

Lien vers l‘exposition SARCOPHAGI - RADIOACTIVE WASTE