L'ADN: On ne peut pas se débarrasser de nos déchets nucléaires et personne ne sait comment prévenir les générations futures
Par Iris Joussen
Publié le 3 mai 2018
Article original à retrouver sur L’ADN.
Comment prévenir les terriens qui vivront dans 100 000 ans que les déchets nucléaires radioactifs sont enfouis sous leurs pieds? Une mission impossible que seuls peuvent relever les artistes !
« Imaginez la mémoire des centres de stockage de déchets radioactifs pour les générations futures. » Tel est le défi que des artistes de tous horizons devront relever à partir de mai 2018. Dans quel dessein ? Trouver le moyen de prévenir nos descendants de l’emplacement de nos déchets nucléaires… pour qu’ils évitent d’aller les déterrer.
Ce travail de mémoire, cela fait dix ans que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) est dessus. Le premier site testé sera le Centre de la Manche dont la fermeture est imminente. Là sont stockés en surface des déchets dits de « faible activité ». Mais cette problématique deviendra cruciale si le projet Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) voit le jour. Dans la Meuse, à Bure, pourraient être enterrés en profondeur des déchets « à haute activité ». C’est une première. Que faut-il entendre par « haute activité » ? Un niveau de radioactivité si élevé que tout individu qui entrerait en contact avec eux encourrait une mort certaine, et ce risque perdurerait pendant des siècles. « Notre objectif est donc de repousser le plus loin possible l’éventualité qu’une personne non informée ne vienne perturber la protection assurée par notre installation de stockage », explique Jean-Noël Dumont, coordinateur du programme Mémoire à l’Andra. Un objectif qui défie les lois du temps… Comment parvenir à alerter du danger ceux qui vivront dans 100 000 ans, voire au-delà ? Jean-Noël Dumont est bien conscient de l’insondable difficulté de cette mission. « Que sera l’espèce humaine dans 100 000 ans ? Homo sapiens est apparu il y a iroiron 300 000 ans et la révolution agricole ne date que d’environ 10 000 ans », rappelle-t-il.
Dessine-moi un déchet radioactif
Mais en quoi les artistes pourraient-ils être utiles à cette quête futuriste ? « Parce qu’ils savent être des pionniers dans la transmission de la mémoire », répond Catherine Cobat-Vittecoq, en charge des appels à projets artistiques pour le programme Mémoire. La source d’inspiration reste la grotte de Lascaux. Celle que l’on qualifie de « chapelle Sixtine de l’art pariétal » offre en effet un témoignage de plus de 18 000 ans avant notre ère qui demeure pourtant intact. Par ailleurs, l’Andra tient à ce que, plus largement, la société civile s’approprie la mémoire du nucléaire. « Il est arrivé dans l’Histoire que les institutions ne fonctionnent plus et que la population prenne leur place. Lorsque les islamistes ont pris le contrôle du nord du Mali, ce sont les riverains qui ont protégé les manuscrits de Tombouctou », illustre Catherine Cobat-Vittecoq.
Les premiers appels à projets ont été lancés en 2015. « Les œuvres pouvaient être aussi bien réalistes qu’utopiques ou critiques », précise Catherine Cobat-Vittecoq. Une quarantaine de dossiers ont été alors déposés. Parmi les propositions primées, une forêt géante recouvrant les déchets radioactifs sur plusieurs hectares, un minuscule relais composé de 25 000 cubes sculptés représentant les unités de temps nécessaires avant la disparition des dangers liés à la radioactivité, ou encore un projet musical adressé aux enfants de la Terre... Ce qui ressort de ces créations ? « La recherche d’un matériau durable, avec un gros travail sur la qualité du support. On y retrouve de l’argile, des arbres artificiels ou génétiquement modifiés… », détaille Catherine Cobat-Vittecoq.
Pourtant, selon Jean-Noël Dumont, le matériau est ce qui pose le moins de difficulté. Actuellement, l’Andra utilise pour ses archives du papier « permanent » et a testé des disques de saphir, baptisés les « hiéroglyphes du troisième millénaire », dans lesquels sont encastrés les messages. Le plus incertain reste « le message lui-même », avoue l’ingénieur qui, pour avoir consulté d’éminents linguistes, est catégorique : « Une langue est par nature vivante, elle est vouée à se transformer et à disparaître. Nous cherchons donc à recréer une pierre de rosette avec un langage naturel contrôlé, c’est-à-dire avec une grammaire simple et un vocabulaire universel non ambigu. » Vaste programme !
Du côté des artistes, sans surprise, beaucoup ont repris le symbole de la tête de mort ou de la radioactivité, d’autres ont utilisé des références mythologiques, ou ont renvoyé à des sites comme Stonehenge. Certains ont travaillé sur des vecteurs de mémoire plus surprenants à l’instar de Benjamin Huguet. Dans un court-métrage, il redonne vie à l’idée du sémioticien Paolo Fabbri : modifier génétiquement des chats afin qu’ils deviennent fluorescents en présence de radioactivité. Tout ce foisonnement créatif est-il pour autant efficace ? Catherine Cobat admet qu’après l’appel à projets prévu pour mai 2018, « on risque de tourner en rond si l’on se contente de faire “phosphorer” les artistes sans suivi concret de leurs réalisations ». Car aucune des œuvres n’a été intégrée dans un projet, pas même celui de Cigéo. Est-il possible qu’il existe une part de résistance chez ces scientifiques ?
Cécile Massart, artiste engagée dans la culture du nucléaire
C’est ce que pense en partie Cécile Massart, artiste passionnée par la représentation des déchets radioactifs depuis vingt-cinq ans et qui a notamment développé certains concepts avec l’Andra depuis 2000 : « L’apport artistique est encore vu comme secondaire. Les artistes réagissent à une réflexion collective mais les ingénieurs ayant toujours eu le monopole sur ce champ d’intervention, ils ont du mal à concevoir une conception différente de la leur. » Une mentalité qui pourrait évoluer si l’on en croit le parcours de cette ancienne graveuse qui a su creuser son sillon dans ce milieu si cartésien.
Elle est en effet l’une des seules artistes au monde à avoir visité, photographié et filmé autant de sites nucléaires : au Japon, au Brésil, au Nouveau-Mexique et en Europe, dont tous ceux de France. Un engouement qui remonte à 1992 lorsqu’elle tombe pour la première fois sur une émission télévisée consacrée aux déchets nucléaires. « Je ne m’étais jamais interrogée sur leur existence alors qu’il s’agissait aussi de mes déchets », se rappelle-t-elle. Elle est également interpellée d’un point de vue artistique par leur représentation qui en est faite toute en couleurs avec des palettes graphiques en fonction de leur durée de vie. Cela marque un tournant dans sa vie. Elle entreprend dès lors de donner une visibilité à ce monde qu’elle estime trop caché. Une tâche difficile face à la grande diversité des paysages géologiques des sites nucléaires « qui évolueront “visuellement” de manière forcément différente et imprévisible ». Les marqueurs visuels ne suffiront sans doute pas : c’est ainsi qu’elle conçoit avec l’Andra le pôle Mémoire où se réunissent scientifiques, citoyens et artistes « pour assurer une transmission de mémoire dans le paysage ».
Quant aux marqueurs visuels, Cécile Massart n’a eu de cesse d’en proposer. L’Andra lui avait même passé une commande pour le site de la Manche en 2012. Elle avait alors imaginé un marquage en impliquant des riverains. Le projet est abandonné. « Le sol recouvrant les déchets radioactifs n’étant pas suffisamment stable », lui oppose-t-on. S’ensuit une étude pour la construction d’une colonne à l’entrée du site dont les multiples couleurs se dégraderaient avec le temps. Une nouvelle fois, sa proposition ne sera pas retenue, « trop chère ». Si l’artiste ne doute pas des raisons évoquées, elle suspecte néanmoins l’autorité « d’avoir eu peur de la visibilité “ostentatoire” que cette tour aurait donné à ce paysage nucléaire ». L’Andra n’en reconnaît pas moins l’importance du travail de Cécile Massart. La preuve, un ouvrage, qui paraîtra cette année, lui sera consacré. Et pour elle, le plus important est de sensibiliser le public afin de fomenter une « culture du nucléaire », indispensable pour une transmission durable. « Même si nous n’en voulons pas, ce sont nos déchets à tous. Nous devons donc connaître ces sites et comprendre comment ils fonctionnent. La première étape pour transmettre à nos descendants, c’est d’avoir une juste compréhension de ce que nous sommes dans le présent », conclut-elle.