Cécile Massart, une artiste fascinée par les déchets radioactifs
Un beau jour de 1992, cette plasticienne belge est frappée par l’évidence : les déchets radioactifs – et les sites qui les accueillent – sont camouflés à la vue des êtres humains. Depuis, elle consacre sa vie et son œuvre à les rendre visibles et lisibles. Portrait d’une femme qui entend parler aux générations futures.
Cécile Massart a toujours eu de l’intuition et le goût de l’expérimentation. En 1982, cette graveuse de formation découvre le pixel et fait de l’image immatérielle son champ de création. Croisant les procédés de la gravure et les technologies naissantes, elle réalise des séries au langage simple : points, lignes, carrés colorés. C’est un documentaire, en 1992, sur le site de stockage de Soulaines dans l’Aube, qui va bousculer son projet artistique. Elle ignore tout du nucléaire, mais la similitude entre la palette iconographique utilisée pour identifier les déchets radioactifs et ses œuvres la bouleverse. Elle veut savoir et entame, au gré des autorisations, un long travail de reportage sur les sites de stockage.
Les archives du futur
L’artiste visite et photographie des centres de stockage en Europe, apprend la « grammaire » du nucléaire. À El Cabril – Andalousie – site qui doit devenir à terme une colline artificielle, elle prend conscience du danger que représente « le camouflage » des déchets radioactifs pour le monde vivant. Ses recherches, réunies sous le titre Un site archivé pour alpha, bêta, gamma, sont « un cri symbolique ». Confrontée à un monde scientifique défiant, elle multiplie les expositions et conférences, arpente le terrain – Brésil, Japon, Inde, Suède – jusqu’à accéder aux sites « inespérés » du WIPP (Waste Isolation Pilot Plant) au Nouveau-Mexique et de Yucca Mountain au Nevada.
A-t-on le droit d’effacer nos traces ? Qu’adviendra-t-il dans 5 000 ans si l’on exhume ces déchets ? Pour l’artiste, nos déchets radioactifs constituent « les archives du futur ». Ils sont un témoignage de notre monde contemporain qui a bénéficié du nucléaire sans penser à ses conséquences, à ses rebuts, qui mettront des millions d’années à disparaître. « Pour l’instant on agit au mieux, avec nos connaissances, et au plus vite ; notre responsabilité est de le communiquer ». Cécile Massart veut adresser « un signal fort » aux générations qui hériteront de ces territoires « minés » : « Je ressens ce travail de mémoire comme une urgence terrible, et la nécessité de mettre en place différentes méthodes pour inscrire ce danger dans le paysage.»
Un travail d’écriture dans le paysage
Pour les sites fermés, elle imagine un système de « marqueurs », exposé dans l’ouvrage Cover (2009) : des symboles et constructions en surface – tracés au sol, cônes, « coupelles-miroirs »... Ces « archisculptures » dévoilent le site, son périmètre, la position des murs de protection, le nombre de fûts, la toxicité des déchets. Matériaux, textures et couleurs interagiront avec l’environnement naturel (pluie, vent, lumière), et avec le temps. Ce vocabulaire graphique à lire dans le paysage révèle ce qu’on pourrait ou voudrait oublier. Mais se pose le problème des sites destinés aux résidus les plus radioactifs : en phase de construction ou de remplissage, ils ne seront fermés que dans une centaine d’années et plus.
Des laboratoires pour ancrer la mémoire
Cécile propose alors de créer in situ des laboratoires qui accueilleront aussi bien des ingénieurs, des philosophes que des musiciens. À la disposition de tous, ces espaces de documentation, de recherche et de création « seront les vecteurs d’un relais humain engagé dans le temps qui doit
inspirer un processus de régénération. » À partir de ces lieux singuliers où l’on aura imaginé collectivement les moyens de transmettre notre mémoire nucléaire, chaque génération pourra inventer ses propres marqueurs. « Notre manière de communiquer, les supports d’information, l’esprit même du « déchet » auront changé. » À nous d’anticiper.
Créer une culture du nucléaire
« L’art est un puissant vecteur de communication. Il est primordial de multiplier les regards sur ces lieux, que le nucléaire ne soit pas l’enjeu des seuls techniciens. » L’effort pédagogique est capital : « Les sociétés de gestion doivent expliquer au grand public l’état des recherches, les coûts engagés, les contraintes phénoménales qui se posent ». Mais « doit aussi porter ce grand projet sur la transmission de la mémoire, pour penser le futur ». En conviant les agences de gestion, les communautés internationales et locales, les citoyens et les artistes à faire de ces lieux indésirables un terrain d’expérimentation pour l’art et pour tous, nous les apprivoisons.
Le temps a donné raison à cette pionnière devenue spécialiste ès déchets radioactifs : la question du démantèlement des centrales et du devenir des déchets radioactifs est un sujet d’actualité brûlante. Sa réflexion sur la mémoire du nucléaire commence à trouver écho en Belgique et en France, où elle participe au programme Mémoire de l’Andra. Elle cite en exemple le projet de recherche Nucleat Culture à Londres, qui réunit scientifiques, universitaires et artistes, ou encore le travail de l’écrivain américain John d’Agata et son livre-enquête Yucca Mountain (éd. Zones Sensibles, 2012). Autant de preuves qu’elle n’est pas isolée dans sa démarche. L’artiste-chercheur prépare d’ailleurs pour 2016- 2017 une série d’expositions sur son projet de laboratoires, dont l’un est dédié au site de stockage géologique Cigéo à Bure, tandis qu’au centre de stockage de la Manche à Beaumont-Hague, une « sculpture-signal » est à l’étude. Elle s’en réjouit, mais ne baisse pas la garde : à 65 ans, tenace et généreuse, Cécile Massart rêve de pousser plus loin encore son esthétique de l’engagement.
Écrit par Etaïnn Zwer / Image à la Une : Site de Soulaines-Dhuys en 2001, sérigraphie sur carte postale extraite de « Un site archivé pour alpha, bêta, gamma » (3/20, édition 2004).
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